Place de l’itinérant

Chronique de Monsieur Pierre Demers, cinéaste et poète rouge d’Arvida
Séjourner dans un monde où il n’y a personne d’autre que des gens qui ont échoués…
-Thomas Bernhard, Les Mange-pas-cher, p.50, Gallimard, NRF (Du monde entier) 2005
Il y aurait environ 30 itinérants qui dormiraient dans la rue à Saguenay, 70 en tout recensés dans les centres d’hébergement. Ils sont un peu plus nombreux l’été parce que ceux des centres des autres villes ont pris l’habitude de visiter les régions. À Montréal, ils sont 4000 plus ou moins dans la rue. C’est une autre histoire.
En fait, il y a beaucoup plus d’hommes et de femmes itinérantes au Saguenay et au Lac que ces chiffres officiels. Ils et elles ne circulent pas nécessairement tous dans les rues des centres -villes mais ces personnes sont dans des situations précaires comme des vrais sdf. On n’a qu’à fréquenter – comme je le faisais avec mon ami Louis–le-Breton- discrètement les soupes populaires à Chicoutimi, Jonquière, Kénogami et Alma, entre autres pour s’en rendre compte. Ceux et celles qui bouffent régulièrement dans ces soupes n’ont pas tjrs de domicile fixe. Ils squattent des amis, des parents et déménagent plus souvent qu’à leur tour.
N’importe qui peut devenir itinérants à un moment de sa vie. J’ai rencontré des anciens étudiants et des profs qui étaient devenus itinérants dans la rue à Chicoutimi et à Alma.
Faut donc se méfier des chiffres officiels de dénombrement. Ils sont là pour assurer ceux et celles qui pensent que l’itinérance est une maladie honteuse et qu’on peut l’éradiquer. La Ville, les policiers, les organisations sociales montent aux barricades pour les aider et surtout pour régler le problème. Le problème c’est que les gens qui ne sont pas itinérants n’aiment pas les voir dans les rues du centre ville, en général. Surtout à Chicoutimi. À Jonquière, à Kénogami, à Alma, on finit par s’y habituer parce qu’ils sont moins nombreux, plus solitaires. Ils se mêlent aux autres passants bien souvent sans qu’on les reconnaisse.
Mais à Chicoutimi, surtout sur la rue Racine, on les tolère moins. Les commerçants, les restaurateurs surtout voudraient souvent qu’ils disparaissent du paysage. Ils ont peur pour leur chiffre d’affaires. Les animateurs de la radio populiste en sont obsédés. On se penserait à Montréal, faut les effacer de leur vue. Ils veulent une ville propre comme disait l’ancien maire obsédé par la philosophie de monsieur Net qui pensait que pour oublier la pauvreté il fallait parler d’autre chose. Aujourd’hui, à Chicoutimi, sa place du citoyen est devenue la place de l’itinérant. Beau retour du pendule municipal. Le citoyen d’abord n’ose plus fréquenter le lieu de peur d’être assimilé à l’un d’eux…
Les policiers les chassent de la bibliothèque quand ils y vont pour téléphoner ou pour se réchauffer. Si j’étais programmateur de l’écran géant de travers j’y projetterais en permanence Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir avec Michel Simon et Joyeux calvaire de Denys Arcand, scénario de Lise Richard, la blonde de Réjean Ducharme.
Ça me fait penser à ce qui se passe à Montréal, au centre ville. Archambault ferme son magasin centenaire coin Sainte-Catherine et Berri parce que les itinérants ont élu domicile en face au parc Emilie-Gamelin. Ses clients n’osent plus y venir de peur d’être tourmentés par des sdf agressifs et des vendeurs de dope omniprésents.
Quand je travaillais à Montréal comme journaliste syndical pour la FAC- bureaux situés derrière Archambault- une fédération de profs de cégeps à laquelle le syndicat des profs du cégep de Jonquière était affilié, j’ai eu des contacts assez étroits avec le milieu itinérant. Je ne dormais pas dans la rue, mais je collaborais comme pigiste au journal L’Itinéraire comme reporter. J’ai conservé une collection de ce journal pour me souvenir de ce passage montréalais. J’ai même couvert un repas de Noël à la Maison du Père durant les Fêtes et je me souviens des itinérants qui remplissaient leur sac à dos de bouffe après le repas pour les jours plus sombres.
Les itinérants qui travaillaient comme journaliste à ce journal n’aimaient pas interviewer. Leurs confrères. Je faisais, entre autres, ce travail-là à leur place. Je connaissais assez bien. Les circuits, leurs parcours, leurs lieux de survie et de circulation à travers la ville. Je me suis fait des amis parmi eux et j’en ai même invité un à venir chez moi à Arvida un été. C’est du monde comme les autres ces gens-là. Ils ne sont pas si croches que ça. Faut savoir les aborder, c’est tout. Ils se méfient des policiers, des symboles d’autorité et n’aiment pas qu’on leur dise quoi faire. J’avais un budget d’itinérant à Montréal, je leur donnais 5 ou 6 $ par semaine en monnaie dans le temps. Je me fichais s’ils s’en servaient pour s’acheter de la drogue ou du vin cheap. Quand ils me racontaient leur histoire, je n’étais plus moraliste. Je prenais des notes et je me disais que les itinérants ont fait des choix philosophiques souvent plus raisonnés que bien d’autres. Les jeunes surtout étaient tellement désemparés d’avoir vécu un rejet de leur milieu familial que je me demandais si les parents se rendent compte à quel point ils massacrent la vie de leurs enfants en les oubliant trop tôt.
La plupart de ceux et celles qui jugent définitivement les itinérants les réduisent à des clichés cent fois répétés.
Ce sont tous soit des drogués, des alcooliques ou des agités du bocal comme disait Céline
(Pas Dion mais Ferdinand) à propos de Sartre.
Comme s’il fallait absolument être dérangés d’une manière ou d’une autre pour dormir dans la rue ou sous un toit de boites de carton. Certains de ces itinérants ont bien souvent atteint la limite de ce qu’ils sont capables d’endurer. Leur situation financière précaire contribue de beaucoup à les faire décrocher de la vie arrangée d’avance. Mais ce qui me semble les pousser à bout c’est avant tout l’indifférence de leur entourage à les aider. C’est très souvent l’émotion, le sentiment qui les guident vers le rejet de toute vie plus ou moins rangée. Ils se méfient de tous et de tout, ont une peur bleue de toute forme d’autorité, surtout des policiers qui se prennent las plupart du temps très mal pour les contrôler.
Un policier c’est connu, répond aux plaintes des citoyens et des élus en place. Il n’a pas nécessairement de préjugés favorables envers les gens de la rue. La même chose à l’égard des manifestants d’ailleurs. Ici, la présence accrue des itinérants est un phénomène récent qui date de quelques années, je dirais presqu’après la pandémie. Ils sont plus nombreux et s’installent dans des lieux nouveaux qu’ils n’occupaient pas avant. Par exemple, place du citoyen qui semble être un site de rencontres naturel pour ceux et celles qui arrivent en ville, d’ici ou d’ailleurs. Pour quêter il faut nécessairement que les gens circulent à pied.
Les itinérants n’iront pas s’installer près des centres d’achat parce que c’est trop loin à pied de la soupe populaire, de la maison des sans abri, des entrées de commerce, des arrière-cours discrets pour se soulager.
Le circuit est facile à établir pour les nouveaux arrivants et les anciens. Sur la Racine, il y a plein de banques avec des guichets automatiques, des restos, l’autogare, l’été la promenade du Vieux-Port le long du Saguenay. Les locaux de la SQDC ne sont pas loin aussi où quelques itinérants ont pris l’habitude de quêter depuis quelques mois.
On est en train d’aménager un couvent bien situé au centre-ville pour le convertir en foyer des sans abris. C’est heureux comme pour une fois on ne transforme un édifice patrimonial en condos de luxe pour des non itinérants mais plutôt pour des retraités en moyens plus ou moins actifs. L’aménagement du convent accuse quelques retards. Les responsables s’inquiètent déjà de la pénurie de personnel. Au moins, il semble que les lieux seront plus conformes au nombre grandissant d’itinérants et surtout mieux adaptés que la maison des sans abris qui ressemble davantage à une gare d’autobus de l’intérieur comme de l’extérieur. Aux chambres et aux corridors étroits dignes d’une maison de chambres vétustes et insalubres.
Comment répondre aux besoins des itinérants qui veulent rester ou pas dans la rue envers et contre tout? Facile, facile comme disent les flos. Les laisser circuler librement et dans la mesure du possible les loger convenablement quand ils en expriment le désir. On ne peut pas forcer un itinérant à prendre les rangs, à quitter la rue s’il veut y rester.
Débloquer des appartements sociaux convenables pour ceux et celles qui veulent s’en sortir et leur donner une période de réinsertion comme on le fait de plus en plus à Montréal (À la Maison du Père, à la Old Brewery Misson) pour leur permettre de se reprendre en main et se trouver un emploi si c’est possible. De temps en temps, abordez-les et donnez leur un peu d’argent. Si les flics interviennent parce que vous leur parler ou parce que vous leur donnez quelque sou n’avez qu’à rappeler au policier zélé qu’un itinérant ne gagne pas 100 000$ par années en roulant en voiture payée par la ville. Pour conserver une certaine paix avec les itinérants, mieux vaut les éloigner des policiers. Ils ne sont pas formés pour intervenir auprès d’eux- les travailleur sociaux le sont- et ils ont d’autres chats à fouetter, j’allais dire d’autres contraventions à donner et sécuriser les quartiers des payeurs de taxes. À Montréal, on a essayé longtemps de contrôler les itis en les inondant de tickets. Comme ils ne pouvaient pas les payer, ils se retrouvaient en prison. Il ne faudrait pas qu’on fasse la même chose ici. Laissez-les circuler dans les rues un peu partout, c’est un avertissement pour l’époque actuelle où n’importe qui de tout à fait normal peut, sans avertissement, foncer dans une garderie et tuer et blesser des enfants au hasard. C’est ce qu’on appelle en langage commun, « péter un plomb pour rien» ou encore «en avoir ras-le-bol».
Tout le monde cherche des explications à ce geste. Le ministre de la Santé et des services sociaux de notre bon gouvernement voudrait bien que le chauffeur en question soit fiché comme malade mental d’adoption. Le problème c’est que n’importe qui sain d’esprit, dans la société où l’on vit, peut, sans dossier médical, du jour au lendemain tout lâcher et se tromper de cible. Les itinérants préfèrent la rue à la conduite d’un autobus pour régler leur problème de mal de vivre.
En assistant à un service funèbre d’un itinérant mort d’over dose à Montréal dans le temps que j’écrivais des papiers dans l’Itinéraire, le curé officiant avait utilisé le mot «ventre creux » pour désigner les itinérants. J’ai trouvé son terme signifiant et je me suis mis à fouillé les synonymes pour écrire un recueil de poésie comme tant d’autres inédits. Voici ce que ça donnait, Je termine sur cette nomenclature incomplète pleine de sens :
«Le pauvre, Itinérant, ventre creux, nécessiteux, tout-nu, désargenté, cassé, infortuné, démuni, mange-pas-cher, désœuvré, va-nu–pied, déshérité, tir-au-flanc, paumé, soiffard, vache, miséreux, bs, mendiant, quêteux, hobo, pauvre hère, aliboron, mal pris, bougon, profiteur du système, mangeur de baloney, mal aimé, naufragé, flâneur, clochard, brimborion, cœur affligé, vaincu de la vie, aliéné de la richesse, famélique, fauché, l’arm, voleur de poules, aladin, biafrais, mange-ta-main, débris, lessivé, loque, déchet, ingrat, maigre, manque de tout, aride, stérile, dépouillé, sdf, sans abri, gens de peu, deux watts, poqué, édenté» et un terme que j’ai lu récemment dans un article de Le Clézio en parlant des pauvres ou des migrants qui deviennent malgré eux itinérants…«les indésirables» que j’aime beaucoup pour résumer le tout pour le moment. Essayons de désirer les itinérants davantage malgré tout. Ils nous signalent la douleur de l’époque.
Pierre Demers, cinéaste et poète rouge d’Arvida
n.b.prochain sujet : sommes-nous racistes?
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