Une autre bière

Chronique de Monsieur Pierre Demers, cinéaste et poète rouge d’Arvida
On peut juger un peuple d’après son café, ses cigarettes et sa bière
-Michel Beaulieu
Les Saguenéens boivent trop. Trop d’alcool évidemment. Ce n’est pas moi qui le dis. C’est l’animateur de radio de Québec peu subtil, un temps député fédéraliste, décédé récemment, André Arthur, qui le répétait souvent. Il nous traitait d’ivrognes au volant. Lui qui passait ses journées sobre au volant d’un bus Voyageur à trimbaler les touristes autour du Lac-Saint-Jean et du Saguenay, entre autres.
Militants syndicaux au cégep, on s’était retrouvé dans son bus pour aller manifester à Québec. Quand on a reconnu le fameux chauffeur au volant de notre bus loué, on ne voulait pas monter. Puis après discussion, on s’est dit de laisser tomber parce que personne au syndicat n’avait un permis de chauffeur de bus.
Les Polonais, les Bretons boivent aussi beaucoup. Mais je n’ai pas de statistiques là-dessus. Ça me prendrait des données sur les cirrhoses du foie. Dans la région, quelque chose de médical, de fiable quelque peu. On a toutefois le record de brasseries artisanales ou on doit le frôler. Juste à regarder la carte, ça donne mal à la tête. Trente, quarante brasseries dans la région. À travers la province, plus que 300. Et depuis quelques temps, on brasse moins de bière, plus de fort. Bientôt, les villes auront l’obligation de brasser de la bière locale, du gin ou de la crème de menthe pour en vendre aux touristes de passage. Notre avenir économique réside dans la broue et le fort. Avant, les jeunes rêvaient d’être pompiers, astronautes, maintenant ils veulent être humoristes ou brasseurs. Ou peut-être «influenceurs-euses»… On ne peut être contre son époque mais on peut parfois douter de son à propos et de ses choix de carrière.
Je suis en train de lire un livre- Cars and jails, freedom dreams, debt and carcerality de deux sociologues américains (Julie Livingston et Andrew Ross) qui se sont penchés sur les liens entre la prison et la voiture aux USA. Un bon nombre de prisonniers américains sont en prison parce que les policiers les ont arrêtés au volant d’une voiture, la leur ou celle qu’ils avaient volée. Les fuites en voiture sont aussi très nombreuses qui finissent souvent en arrestation. Parfois ça se termine encore plus mal, les cas de tabassage de conducteurs- surtout des Noirs- sont nombreux là-bas. Bref, la voiture semble être une sorte d’instrument criminel chez nos voisins du sud et bien souvent détruit malgré tout la destinée de trop d’américains, surtout ceux des classes défavorisées. Lire les Afro-américains et les Latinos surtout. Les plus riches s’en sortent toujours en se payant des avocats spécialisés dans ce genre de cause et en faisant marcher leurs influences.
Ici au SLSJ, on peut sans doute élaborer une thèse avec l’omniprésence de la voiture et la criminalité régionale. Il manque des données scientifiques là-dessus évidemment, mais je spécule, je développe des hypothèses d’explications. On peut faire ça sans passer pour un illuminé ou un paranoïaque? Je m’essaie.
On pète beaucoup la baloune ici en char. Plus qu’en ville, surtout beaucoup plus qu’à Montréal où on peut prendre le bus ou le métro sans se faire arrêter pour son taux trop élevé d’alcool dans le sang. Ici la voiture est quasi nécessaire pour se déplacer convenablement, pour exercer son travail quotidiennement, pour se sortir de son domicile trop éloigné des commerces, de tout. Pour aller respirer ailleurs, sobre et pas. D’ailleurs, comme aux Etats-Unis, nos villes sont conçues sur le modèle des villes américaines. Les commerces en périphérie, les quartiers nouveaux éloignés de même. Les gens vont habiter dans des «condos de luxe» collés aux autoroutes. Ils ont pleine vue sur les camions qui passent à quatre heures du matin pour prendre le Parc.
Dans le fond, c’est l’industrie et le commerce automobiles qui dessinent nos lieux de séjour et de commerce. Qui crée nos jobs aussi, de mécano à pompiste en passant par vendeur de pièces d’auto. Malheureusement aussi nos lieux de vie.
Comme les gens sont toujours en voiture, il est normal en région comme la nôtre de se faire arrêter par la police en état d’ébriété, de temps en temps. La ville de Saguenay récolte – ou plutôt ses policiers mandatés pour le faire- plus de 6 millions$ en contraventions par année. J’imagine qu’elle y tient à ce revenu. Indirectement, l’automobile contribue à enrichir la ville de cette manière. Et à appauvrir les automobilistes fautifs. C’est sans doute pour cette raison que la ville soigne bien ses automobilistes, les asphalte en permanence et compte sur son corps policier pour la récolte.
Aux États-Unis, à chaque jour, plus de 50 000 automobilistes se font arrêter par les policiers pour toutes sortes de raisons et d’infractions. Souvent, les conducteurs se retrouvent en prison pour ne pas avoir un dossier personnel limpide. Des tickets impayés, une voiture endommagée, une attitude particulière, un taux d’alcool suspect, une couleur de peau qui dérange, etc. Ils vont rejoindre un moment et parfois pour longtemps les 9 millions de prisonniers qui peuplent les prisons américaines. La thèse de Cars and Jails c’est que la voiture a criminalisé un nombre croissant d’américains. Si vous retrouvez en prison pour des tickets non payés il y a des chances que vous finissiez par glisser sur la pente criminelle. Vos dettes vous suivent toute la vie durant.
En plus, comme les américains comme nous possèdons presque 2 voitures par ménage- parfois 3 et même 4 dans certains cas- ils s’endettent pour les faire rouler et bien souvent payent plus cher de rouler que de se loger. Autre aliénation de l’omni présence de la voiture en Amérique du Nord, contrée du capitalisme automobile.
Ici au Saguenay et dans d’autres régions périphériques du Québec, je crois que la voiture a aussi criminalisé indirectement bon nombre de citoyens qui ont pris leur volant en état d’ébriété. Les policiers de la SQ et du Service de police de Saguenay arrêtent plus de 500 automobilistes par an ayant un taux d’alcool plus élevé de 80 milligrammes par millilitres de sang.
Vous allez me dire qu’ils n’ont qu’à ne pas conduire en état d’ébriété, évidemment. Mais souvent ils n’ont pas le choix de prendre leur voiture, il faudrait qu’ils puissent ne pas y être aussi aliénés. À Montréal, on collectionne des tickets parce qu’on oublie de payer les frais de stationnement, ici c’est par excès de vitesse essentiellement ou parce qu’on pète la baloune, comme on dit que les flics nous interpellent. S’ensuit un processus de réinsertion de la SAAQ pour installer un appareil éthylométrique dès le moment de la condamnation qui finit par coûter une fortune au nouveau criminel de la route. Facilement des milliers de dollars qui hypothèquent une vie sans s’en rendre compte et font de vous des endettés permanents de la voiture.
J’ai des amis qui ont goûté à cette médecine et vous en avez sans doute dans votre entourage. Pour récupérer son permis de conduire, les étapes sont pénibles et la récidive encore plus coûteuse avec le retour en cour, les frais d’avocat criminel (Une mine d’or pour ces professionnels) et les démarches auprès de la SAAQ qui enrichit notre bon gouvernement en laissant croire que les policiers nous protègent des dangereux criminels de la route avant tout. Alors qu’on sait très bien que cette surveillance a conduit, entre autres, à une philosophie de dénonciation qui a parfois ses limites et certains abus de la part des policiers qui ciblent parfois des conducteurs typiques parmi les jeunes et les personnes âgées. Du moins ici. Il faudrait documenter de type d’abus des policiers qui semblent nés pour piéger le conducteur fautif et ce réflexe du bon citoyen qui dénonce tout ce qui bouge de travers.
En fait, il se peut que l’absence de transports en commun convenables et l’omni présence du commerce automobile provoquent ce type de criminalité de la route lié à l’abus de l’alcool.
Évidemment que nous levons trop le coude. Toutes les occasions sont bonnes pour célébrer la dive bouteille. On fait brasser des nouvelles bières à tous les anniversaires ou simplement pour saluer un personnage public. L’ancien maire de la ville a eu droit à sa bière comme les autres grands de ce petit monde. On finance les campagnes de soutien à toutes les causes avec une nouvelle bière.
Quand je rentre dans le dépanneur près de chez moi, je regarde de loin s’illuminer la section des bières artisanales. À chaque fois, j’ai le vertige. Je me demande qui va boire tout ça? Des bières qui coûtent sensiblement plus cher que ce que j’ai connu avant. Je me souviens des dépanneur que je visitais à Cuba ou sur l’Île d’Entrée aux Îles de la Madeleine où il n’y avait que deux sortes de bières. Si ce n’est pas de la surconsommation je me demande c’est quoi cette boulimie de houblon? Ce besoin inassouvi de battre le record mondial de bières à brasser et à vider.
Est-ce qu’on boit trop d’alcool? André Arthur avait peut-être raison, après tout.
Mais il parlait surtout des conducteurs ivres au volant qu’il croisait en se promenant en bus au Saguenay et autour du Lac. Les statistiques et le nombre de patrouilleurs de la route ici lui donnent encore raison. Il me manque des données là-dessus, mais quel beau sujet mal documenté par la SAAQ qui comme la SAQ et la SQDC a le même mandat politique : enrichir le trésor public et …dénoncer les abus en catimini, entre deux grosses pubs.
Pierre Demers, cinéaste et poète rouge d’Arvida
n.b. prochain sujet : «nos» salles de cinéma